Triennale Art & Industrie : Chaleur humaine (2ème édition)
10 juin 2023 > 14 janvier 2024 - Triennale Art & Industrie : Chaleur humaine (2ème édition) - Dunkerque
Une initiative collective inédite sur le territoire des Hauts-de-France, à Dunkerque : une nouvelle triennale art et design en Europe.
Marquée par une approche pluridisciplinaire, elle invite à réfléchir aussi bien au passé qu’au présent et à l’avenir de notre lien à l’industrie à travers le regard d’artistes, d’ingénieurs, de designers, de graphistes ou encore d’architectes.
Le parcours d’exposition de Chaleur humaine vous mène, de section en question, du Frac Grand Large — Hauts de France, au LAAC-musée de France de la Ville de Dunkerque, ainsi que dans la halle AP2 et dans l’espace public.
Note d’intention
Le deuxième opus de la Triennale Art & Industrie – Chaleur humaine –
propose de regarder comment les pratiques artistiques, architecturales, paysagères et de design ont pris en charge la question des énergies, de leurs usages et mésusages, de leurs potentialités narratives, oniriques comme critiques. Constituée d’œuvres principalement issues des collections du Centre Pompidou et du Centre national des arts plastiques, ainsi qu’empruntées ou commandées auprès d’artistes, l’exposition prend 1972 comme point de départ pour parcourir les cinq décennies suivantes.
Cadre Spatio-temporel
Un an avant le premier choc pétrolier, 1972 signale la fin imminente des insouciantes Trente Glorieuses et le début d’une ère éco-anxieuse. Le premier Sommet de la Terre se tient à Stockholm, le Club de Rome publie le rapport
The Limits to Growth (Halte à la croissance ?) et les éditeurs de The Ecologist le manifeste A Blueprint for Survival, deux ouvrages sur la finitude des ressources qui auront un fort retentissement médiatique. Au même moment, le chlordé- cone est autorisé pour les cultures bananières en Guadeloupe et en Martinique, l’usage du DDT est banni aux États-Unis et la NASA réalise la première image complète de la Terre vue de l’espace. 1972 condense ainsi les extrêmes, entre signaux d’alarme scientifiques, nouvelles pollutions environnementales majeures et représentations inédites de la Terre, permettant de la saisir dans son immensité. Cette date révèle à elle seule la contemporanéité du déni et de l’évidence, de la légèreté et de l’inquiétude climatiques.
Le cadre géographique de Chaleur humaine est, quant à lui, déterminé d’une part par les contenus des collections des institutions partenaires et, d’autre part, par la prospection curatoriale transfrontalière : France, Belgique, Pays-Bas et Grande-Bretagne, au cœur desquels s’inscrit Dunkerque. Cette zone a été choisie pour des raisons de vigilance environnementale et pour sa capacité à fournir un échantillon pertinent pour observer et comprendre les activités énergétiques, les bouleversements environnementaux et leurs manières d’affecter la création. Si l’exposition ne prétend pas à l’exhaustivité, elle sonde des pratiques représentatives des prises de conscience énergétique depuis les années 1970.
AFFECTS ENVIRONNEMENTAUX
Le titre choisi évoque tant le réchauffement climatique émanant de l’activité humaine et de l’économie fossile que le régime de solidarité et de l’être ensemble, de l’intime au commun. L’expression « chaleur humaine » suscite une multitude d’images, de mémoires et de scénarios, bien au-delà du cadre temporel de l’exposition : le partage de la chaleur, denrée onéreuse, lors de la veillée de voisinage autour du feu de cheminée au Moyen Âge1, la camaraderie des ouvriers mineurs face au danger souterrain comme dans la lutte syndicale, l’entraide face aux tornades, inondations, incendies et canicules des années 2020, ou encore les fictions climatiques et anti-dystopiques d’Octavia Butler (la trilogie Xenogenesis, 1987-1989), de Richard Powers (The Overstory, 2018) ou de Kim Stanley Robinson (The Ministry for the Future, 2020).
Réaliser une telle exposition pourrait paraître vain face à l’évidence du réchauffement climatique, de la crise énergétique et de la nécessité des changements comportementaux. Les artistes, toutefois, pourraient bien avoir un rôle à jouer dans ces passages à l’action par leur capacité à proposer des formes à ces bouleversements. En effet, la « Blue marble », cette photographie de la Terre vue de l’espace prise par les astronautes de la mission Apollo 17 en 1972, n’est hélas pas parvenue à nous offrir une meilleure compréhension de celle-ci2. Notre survie dépend de la zone critique, cette mince surface où interagissent le vivant, l’air, le sol et le sous-sol, mais nous ne savons toujours pas la représenter.
Les températures dépassent peu à peu de 1,4, 1,5 puis 1,6 °C celles de l’ère pré-industrielle, mais nous n’avons pas réussi à faire voir cette élévation3. La difficulté à (se) figurer l’état de la Terre pour mieux l’éprouver y serait pour quelque chose. Selon le philosophe Bruno Latour et l’historienne de la littérature et des sciences modernes Frédérique Aït-Touati, l’un des leviers majeurs pour agir en faveur de l’environnement réside dans les affects. Comment être affecté·e et affecter autrui au sujet du climat ? L’une des issues envisagées fut d’imaginer des formes artistiques de la zone critique. Leurs conférences-performances Inside et Moving Earths en 2019 au théâtre des Amandiers de Nanterre, puis l’exposition Critical Zones curatée par Bruno Latour au ZKM de Karlsruhe nous invitaient à ne plus regarder la Terre comme un espace sur lequel nous vivons, mais dans lequel nous évoluons4. Partant de l’idée que l’ère anthropogénique exige une révolution des représentations aussi mentales que visuelles pour être à la hauteur de ses défis, la deuxième édition de la Triennale Art & Industrie de Dunkerque réunit un grand nombre de pratiques afin de regarder autrement et mieux comprendre la situation actuelle, son histoire et son urgence.
PRINCIPES ET MÉTHODOLOGIE
Les huit chapitres de Chaleur humaine ont été construits au fil des trouvailles parmi les collections et la prospection auprès d’artistes de divers horizons. Celles-ci incluent des œuvres d’art, des objets de design, des prototypes et maquettes lié·e·s, conceptuellement ou formellement, à des thèmes devenus fondamentaux dans ces recherches : le pétrole, le nucléaire, le paysage, les corps au travail, la fatigue, la voiture, la pollution, le recyclage, la durabilité ou encore le futur. La date de 1972 a aussi constitué un axe de recherches : à quoi œuvraient les artistes, architectes et designers pendant cette année-pivot ? Quelles étaient leurs préoccupations à la sortie des Trente Glorieuses ? Quels matériaux utilisaient-elles et ils ?
Les collections des années 1970 aux années 2010 sont largement dominées par des artistes hommes et, de manière plus générale, la diversité et l’inclusion ont eu peu de place dans les acquisitions de cette période5. Pour rétablir la balance, des recherches ont été menées dans des collections sensibles à ces questions, en particulier celle du FRAC Lorraine, et la prospection auprès d’artistes a mis tout particulièrement l’accent sur la parité et la diversité. Un choix délibéré a été fait : celui d’inviter une majorité d’artistes femmes et minorisé·e·s à réaliser des projets pour les espaces d’exposition et l’espace public, leur offrant bien souvent de réaliser leur première commande publique. Inclure des perspec- tives et des récits non genrés et occidentalo-centrés sur le thème des énergies s’est imposé comme une préoccupation centrale de ce travail curatorial. Pour autant, le ratio femmes/hommes/personnes non-binaires, racisées/non-racisées ou encore valides/invalides reste déséquilibré.
Pour finir, Chaleur humaine a favorisé les croisements locaux, le maillage, le réseau et la solidarité des acteur·ice·s de l’éducation, du savoir, du soin et de la culture. Des résidences et projets ont pris place auprès d’enfants et en colla- boration avec elles et eux (Io Burgard avec les Maisons des Enfants de la Côte d’Opale à Saint-Martin-Boulogne et Zoé Philibert avec l’AFEJI), en partenariat avec l’Esä, l’École Supérieure d’Art de Dunkerque-Tourcoing (Yemi Awosile et Hugh Nicholson), avec l’Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) et le Foyer d’accueil médicalisé de Téteghem (Tiphaine Calmettes), au Café des Orgues à Herzeele (Mathis Collins), dans le chai à vin de Dunkerque (Jean- François Krebs) ou encore dans la salle de concert des 4 Écluses à Dunkerque.
LA SEULE CHOSE QUE NOUS AYONS JAMAIS FAITE
Le commissariat de la deuxième édition de la Triennale Art & Industrie aura indéniablement été marqué par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’insécu- rité énergétique et les dérèglements climatiques de 2022, dont l’ampleur des conséquences humaines, diplomatiques, sociales, économiques et écologiques reste encore à établir. Mais certaines de ces répercussions sont déjà palpables à l’aube de 2023 : augmentation des prix des denrées, bénéfices record des multinationales de l’énergie, précarisation des populations, en premier lieu les plus fragiles. Dans ce contexte, les effets sur l’art se ressentent aussi sur les coûts croissants de l’énergie fragilisant la pérennité des écoles d’art publiques, obligeant certains musées publics à fermer des jours supplémentaires ou, à l’inverse, à servir de warm banks et de food banks ou de lieux d’action pour Just Stop Oil qui y exhibe l’urgence climatique.
Ce que les pratiques artistiques deviendront dans cette période de trouble, nul·le ne peut le prédire. Mais d’ores et déjà peut-on supposer, comme lors du deuxième choc pétrolier de 1979, lorsque la photographe anglaise Jo Spence se montrait prête à accepter « (presque) n’importe quel travail », que bien des créateur·ice·s subiront durement ces bouleversements. Veillons à ce que ces pratiques ne disparaissent pas avec la conjoncture, elles qui, comme cette expo- sition souhaite en faire état, nous donnent à voir d’autres manières possibles de co-évoluer dans, sur et avec Gaïa. Guidé·e.s par l’art de vivre sur une planète endommagée, pour reprendre les mots d’Anna Tsing6, ou encore par la ques- tion provocante du philosophe et activiste indigène brésilien Ailton Krenak demandant « Pourquoi a-t-on si peur de chuter, quand chuter est la seule chose que nous ayons jamais faite7 ? », les artistes nous aident à penser que l’état d’extase dans lequel notre civilisation a vécu en ces derniers siècles d’extractivisme pourrait avoir un futur autrement extatique si nous acceptions que la Terre et l’humanité ne sont pas deux entités séparées.